CHAPITRE ONZE
Le prieur se leva et se rendit au premier office du jour si content de sa réussite qu’il en avait presque oublié l’évasion de frère John ; et même quand il se rappelait ce malheureux incident, il le rejetait dans un coin de sa mémoire. Il s’en occuperait en son temps et en son heure, mais ne le laisserait pas lui gâcher cette journée splendide. Et à la vérité, le matin était clair, lumineux et très calme. Quand, sortant de l’église, ils se dirigèrent vers la chapelle et le vieux cimetière, toute la congrégation arriva derrière eux et les suivit ; le long du chemin il s’en ajouta d’autres qui se joignirent à la procession, jusqu’à ce qu’elle ressemblât à un pèlerinage mémorable. Ils passèrent devant chez Cadwallon, qui sortit pour les accompagner et aussi Peredur qui avait strictement obéi à l’injonction de rester chez lui jusqu’à ce qu’on lui trouvât une pénitence appropriée, quand le père Huw l’appela gentiment. Le prieur lui adressa même un sourire, attention, celui d’un saint à un pécheur ! Dame Branwen ne dormait peut-être pas, mais après avoir eu ses vapeurs, elle avait besoin de récupérer. Les hommes n’allaient sûrement pas la presser de les accompagner ; ou peut-être les punissait-elle en restant dans son coin. Quoi qu’il en fût ils étaient débarrassés de sa présence.
La procession n’avait rien d’officiel ; les moines se mêlaient aux villageois, on se parlait, on changeait d’interlocuteur à loisir. Ce fut une célébration fraternelle. Et compte tenu des querelles qui menaçaient les jours précédents, c’était assez déroutant. Mais les Gallois étaient prudents ; ils faisaient attention à tout voir sans rien montrer.
Peredur, reconnaissant, ne quittait pas Cadfael qui lui demanda comment allait sa mère ; le jeune homme rougit, plissa le front, puis sourit, l’air coupable comme un enfant. Elle allait très bien, encore un peu endormie, mais elle était aimable et calme.
— Vous pouvez rendre un grand service au village, et à moi aussi, si vous voulez, murmura Cadfael et il lui souffla ce qu’il voulait transmettre à Griffith ap Rhys.
— Ah ça par exemple ! s’exclama Peredur, oubliant complètement ce qu’il avait fait lui-même.
Il ouvrit de grands yeux et siffla doucement.
— Et vous voulez que ça en reste là ? reprit-il.
— Exactement. Personne n’y perdra. Chacun y trouvera son compte, nous, vous, Rhisiart, Winifred, surtout Winifred. Et Sioned et Engelard, bien sûr, ajouta-t-il fermement, sondant le pénitent jusqu’au coeur.
— Oui... Je suis content pour eux ! déclara Peredur, un rien trop véhément.
Il inclina la tête et baissa les paupières. Il n’était pas si content que cela, mais il faisait de son mieux. C’était déjà ça.
— D’ici un an ou deux, ajouta-t-il, personne ne se rappellera qu’Engelard braconnait. Il finira par pouvoir faire l’aller-retour entre le Cheshire et ici, si ça lui chante et il aura des terres à la mort de son père. On ne le prendra plus pour un bandit et un assassin, ça ira tout seul. Je verrai Griffith ap Rhys aujourd’hui même. Il est chez son cousin de l’autre côté de la rivière, mais le père Huw ne dira rien, même si je décide de me rendre à la justice. (Il grimaça un sourire.) Très commode de m’avoir choisi ! Je pourrai me décharger de mes péchés en même temps que je lui raconterai ce que chacun doit savoir, mais dont nul ne peut parler.
— Bien, approuva Cadfael. Le bailli fera le reste. Un mot au prince, et tout sera dit.
Ils avaient atteint l’endroit où le chemin direct venant de chez Rhisiart coupait leur route. La moitié de la maisonnée en sortit ; Padrig avait sa petite harpe au bras, et se rendrait peut-être dans un autre manoir quand il aurait pris congé ; Cai le laboureur, la tête entourée d’un bandage aussi impressionnant qu’inutile, tanguait artistiquement avec dans son seul oeil visible une impudente lueur de gaieté. Il n’y avait ni Sioned, ni Engelard, ni Annette, ni John. Cadfael qui leur avait lui-même donné l’ordre de rester chez eux souffrit soudain de leur absence.
Ils approchaient à présent de la petite clairière, les bois reculaient de part et d’autre ; le champ étroit d’herbes folles apparut, puis le mur de pierres du cimetière, vert du faîte à la base. La chapelle de sainte Winifred se dressait, petite, rabougrie comme si elle était trop haute pour son socle ; et à l’extrémité se dessinait oblongue et sombre la tombe de Rhisiart, telle une blessure dans l’herbe verte, pleine de sève printanière.
Le prieur s’arrêta à la porte, se tourna vers la foule, souriant presque affectueusement et par l’intermédiaire de Cadfael il tint ce discours :
— Père Huw et vous, bonnes gens de Gwytherin, nous sommes venus ici pleins des meilleures intentions, guidés comme nous le croyions et le croyons encore, par la divine Providence, désirant honorer sainte Winifred, comme elle nous l’avait demandé, non pour vous priver d’un trésor, mais pour qu’elle puisse rayonner sur vous et sur bien d’autres gens. Que notre mission ait été la cause de vos souffrances, voilà qui me désole. Mais que nous soyons maintenant d’accord, et que vous acceptiez d’un coeur léger de nous céder les reliques de sainte Winifred – pour sa plus grande gloire ! – m’est un soulagement et une joie. Vous savez maintenant que nos intentions étaient pures et que nous avons agi avec respect.
Un murmure d’acquiescement, presque de satisfaction, parcourut le demi-cercle des spectateurs d’un bout à l’autre.
— Vous ne nous donnez pas cet objet précieux à contrecoeur ? Vous croyez vraiment que nous agissons avec justice et que nous ne prenons que ce qu’on nous a confié ?
« Il n’aurait pas mieux choisi ses mots, se dit Cadfael, stupéfait et ravi, s’il avait connu la vérité ou si je lui avais écrit son discours. Si la réponse est aussi adéquate, je croirai avoir fait un miracle. »
La foule soupira et s’écarta pour faire place à un Bened solide, massif et respectable ; on n’aurait pu choisir un meilleur porte-parole pour la paroisse, à l’exception peut-être du père Huw, mais comme celui-ci avait une position ambiguë, il préféra sagement garder le silence.
— Père prieur, dit Bened sans détours, personne ici ne vous conteste les reliques qui se trouvent sur l’autel. Nous pensons qu’elles sont à vous, emportez-les, nous y consentons, à Shrewsbury, leur véritable sanctuaire, si tous les présages ont dit vrai.
C’était presque trop beau. Le prieur pouvait bien rougir, peut-être un peu honteux, mais Cadfael, pensif, regarda longuement ces visages souriants, sérieux, secrets, et ces grands yeux honnêtes, impénétrables. Personne ne bougea ni ne murmura, personne ne ricana, même au fond. Cai regardait de son oeil unique, plein d’admiration. Padrig, le barde, rayonnait, ravi de cette réconciliation complète.
Ils savaient ! Sioned leur en avait-elle discrètement glissé un mot ? Était-ce une intuition propre à leur race ? En tout cas, ils savaient l’essentiel à défaut des détails. Et il n’y aurait pas un mot de trop, ni un geste déplacé, avant le départ des étrangers.
— Alors, venez, s’exclama le prieur, profondément heureux. Allons délivrer frère Columbanus et nous ferons faire à sainte Winifred la première étape de son voyage.
Il se tourna, très grand, royal avec sa chevelure d’argent et s’avança majestueusement jusqu’à la porte de la chapelle ; la plupart des villageois se massèrent derrière lui. De sa large main d’aristocrate, il poussa la porte et s’immobilisa.
— Frère Columbanus, nous sommes là. C’est fini.
Il fit juste deux pas à l’intérieur qu’il trouva sombre après la luminosité du dehors, malgré la lumière claire qui entrait à flots par la petite fenêtre du côté est. Puis il distingua les murs patinés, et chaque détail sortit de l’ombre dans le demi-jour qui resplendit soudain si fort que le prieur resta planté là, émerveillé, sans comprendre.
Un parfum doux et lourd envahissait la chapelle. Quand la porte s’ouvrit, avec le petit vent du matin de grandes vagues odorantes se répandirent. Les deux cierges brûlaient, encadrant la petite lampe à huile. Le prie-Dieu était juste en face du cercueil, mais personne ne l’occupait. Des myriades de pétales neigeux couvraient l’autel et le reliquaire, comme si une brise miraculeuse les avait apportés à travers deux champs et la haie d’aubépines sans en faire tomber un seul, comme s’ils étaient entrés par la fenêtre de l’autel. Cette douceur de neige allait jusqu’au prie-Dieu qu’elle imprégnait, ainsi que les vêtements vides et froissés qu’on avait jetés là.
— Columbanus... ! Mais enfin ? Il n’est pas là !
S’approchant du prieur, frère Richard se mit à sa gauche, et Jérôme à sa droite, Bened, Cai et Cadwallon se massèrent derrière eux, longeant les murs de part et d’autre de l’église ; ils étaient stupéfaits, respirant ce parfum entêtant à pleins poumons. Personne n’osa dépasser le prieur, avant que lui-même n’avançât lentement et ne se penchât pour regarder de plus près ce qui restait de Columbanus.
Sa robe de Bénédictin gisait là où il s’était agenouillé : le bas étalé derrière, le haut s’était recroquevillé ; les manches étaient comme des ailes pliées au coude, comme si les bras qui en étaient sortis se terminaient par deux mains jointes pour la prière. A l’intérieur du capuchon on distinguait une ligne blanche.
— Regardez ! souffla Richard, effaré. Sa chemise est encore dans son habit. Et ses sandales !
Elles se trouvaient dans l’ourlet de sa robe, l’une contre l’autre, les semelles retournées, telles qu’il les avait quittées. Et sur le prie-Dieu, là où ses mains s’étaient posées pour prier il y avait une poignée d’aubépines en fleur.
— Père prieur, tous ses habits sont là, enfilés comme il les portait. Comme s’il en était sorti, tel un serpent qui fait peau neuve...
— C’est extraordinaire, soupira le prieur. Comment comprendre et nous garder du péché ?
— Père, peut-on prendre ses vêtements ? S’ils ont des traces ou des marques...
Il n’y en avait pas, Cadfael en était sûr. Columbanus n’avait pas saigné, il n’avait ni déchiré ni même sali sa robe. Il était seulement tombé dans l’herbe haute qui perçait irrésistiblement sous celle, morte, de l’automne dernier.
— C’est comme je disais, père ; on dirait qu’on l’a sorti tout doucement de ses vêtements et qu’on les a laissés là après, parce qu’ils étaient inutiles. Oh ! père, nous sommes devant une grande merveille ! J’ai peur, s’écria frère Richard, parlant de la peur merveilleuse et bénie qu’on éprouve devant le sacré.
Il avait rarement été si éloquent ou si ému.
— Je me rappelle maintenant, dit le prieur, commençant à se calmer (ça n’était pas un mal !), la prière qu’il a faite à complies. Il a demandé qu’on le transporte vivant hors de ce monde si la sainte pucelle le trouvait digne de cette grâce. Est-il possible qu’elle l’ait jugé digne d’être exaucé ?
— Où le chercher, père ? Ici ? dehors ? Dans les bois ?
— A quoi bon ? demanda simplement le prieur. Serait-il parti nu en pleine nuit s’il était sain d’esprit ? Et même s’il était devenu fou et s’il avait arraché ses vêtements, les aurait-il jetés ainsi, tels qu’il les portait pendant qu’il priait ? Impossible ! Non, il est allé plus loin que ces forêts, dans un autre monde. Quelle merveilleuse faveur : ses prières ont été entendues. Nous dirons ici une messe pour lui, avant d’emmener la bienheureuse qui l’a choisi pour héraut, et nous irons faire connaître ce miracle de la foi.
Vu la personnalité de Robert, il était difficile de savoir à quel moment – oubliant sa foi, son émerveillement et son émotion authentiques – il comprendrait le parti qu’il pouvait tirer de ce miracle afin d’en détourner la gloire à son profit. Cette attitude n’était pas illogique. Il était sûr que Columbanus avait été emporté vivant hors de ce monde, comme il l’avait souhaité. Mais s’il en était ainsi, ce n’était pas seulement une question d’opportunisme, c’était aussi son devoir de se servir au mieux de cette faveur insigne pour glorifier son abbaye ; et elle lui donnait bien de la satisfaction, cette auréole au-dessus de sa tête, lui qui était à l’origine de cette quête. C’est donc ce qu’il fit. Il dit la messe avec beaucoup de conviction, parmi ce nuage de fleurs blanches et ce tas de vêtements à ses pieds. Très certainement par l’entremise du père Huw il informerait Griffith de tout ce qui s’était passé, en lui demandant d’ouvrir l’oeil au cas où il arriverait des informations intéressantes après leur départ. Le prieur était le produit de sa foi et de sa naissance, de son entraînement à la sainteté et à la stricte discipline, et toutes deux lui collaient à la peau.
Les villageois regardaient en silence ; ils occupaient tout l’espace disponible, sans ouvrir la bouche ni exprimer une opinion. Ce qu’ils pensaient vraiment, ils le gardaient pour eux.
— Maintenant, dit le prieur au bord des larmes, emportons ce précieux fardeau en remerciant Dieu du poids dont il nous charge.
Et, premier parmi les fidèles, il offrit ses mains délicates et ses frêles épaules.
Pour Cadfael, qui n’avait pas pensé à cette possibilité, ce fut un moment terrible. Mais Bened, avec une vivacité inhabituelle s’écria que les villageois ne resteraient pas en arrière maintenant que la paix était faite ; ce qu’il perdit en majesté il le gagna en vitesse et il posa la tête du reliquaire sur ses épaules puissantes avant que le prieur pût y arriver. Aussitôt une demi-douzaine de Gallois aussi costaud ? que lui l’imitèrent. A part Cadfael, le seul moine à porter quelque chose fut Jérôme à cause de sa taille ; et il fut le seul à crier sous l’effet de l’étonnement... et du poids ; se rapprochant Bened le soulagea d’une bonne partie de sa charge.
— Mille excuses, père prieur ! Mais qui aurait cru que ces os si fins pèseraient si lourd ?
— Nous sommes entourés de miracles de toutes sortes, traduisit vivement Cadfael. Le père prieur avait bien raison de remercier Dieu pour le poids dont il nous charge. N’est-ce pas la preuve d’une grâce singulière que le ciel ait rendu si manifeste la sainteté de Winifred ?
A la fois humble et exalté, le prieur ne sembla rien trouver à redire à cette logique. Il aurait accueilli et fêté tout ce qui pouvait contribuer à son triomphe. C’est donc sur les robustes épaules de villageois de Gwytherin que le reliquaire et son contenu arrivèrent au presbytère, avec tant de vivacité et d’enthousiasme qu’il semblait que la paroisse brûlait d’envie de se débarrasser de ses hôtes. Ce furent aussi les villageois qui allèrent chercher chevaux et mules, préparèrent la charrette où ils déposèrent des chiffons pour protéger le coffret précieux. Une fois installé sur ce véhicule qui après tout n’avait pas coûté grand-chose en matériaux ni en efforts du fait de la bienveillance du forgeron, le coffret n’aurait plus à être déchargé avant d’avoir atteint Shrewsbury. On ne voulait pas qu’il arrivât quoi que ce soit en chemin, que Jérôme croulât sous le poids par exemple ou se démît une articulation à cause d’un effort trop grand.
— Vous nous manquerez, dit Cai tristement tout en s’occupant des harnais. Le chant de Padrig à la louange de Rhisiart vous aurait plu, et ça aurait été bien agréable de passer une nuit de plus à boire ensemble. Mais le petit vous remercie et vous donne sa bénédiction. Il sortira de sa cachette quand vous serez partis. Sioned vous fait dire de sa part de veiller à vos poiriers car les phalènes d’hiver nous ont joué des tours pendables ici.
— Il était bon jardinier, confirma Cadfael. Il a la main un peu lourde, mais je n’ai jamais vu aucun novice se servir plus vite d’une pelle. Il me manquera aussi. Dieu sait qui on me donnera à sa place.
— Il ne faut pas avoir la main légère pour travailler le fer, reconnut Bened, se reculant pour admirer les roues cerclées de métal qu’il avait fabriquées pour la charrette. Leste, oui, pas légère ! Vous savez, Cadfael ! J’irai vous voir à Shrewsbury. Ça fait des années que je rêve de faire un grand pèlerinage en Angleterre, un de ces jours et d’aller à Walsingham. J’imagine que Shrewsbury est juste sur la route.
Enfin tout était prêt, et le prieur était en selle.
— Quand vous serez sur la colline, là où vous nous avez vus labourer l’autre jour, regardez de l’autre côté. Il y a une clairière et un monticule dégagé, et puis il y a de nouveau des bois. On sera un bon nombre à cet endroit. C’est vous qu’on guettera.
Sans fausse honte – il avait travaillé toute la nuit – Cadfael, fatigué, s’appropria la plus douce et la plus intelligente des deux mules ; elle suivrait les chevaux d’un bon pas délicat sur n’importe quel terrain. La selle était haute et enveloppante et il savait encore se tenir en serrant les genoux, même endormi. La mule la plus puissante fut attelée à la charrette, étroite mais stable même sur les chemins forestiers ; Jérôme ne pesait pas lourd, il pouvait monter sur la mule, et, de toute manière, peu importait le confort de Jérôme. C’était lui qui avait le premier prétendu voir Winifred en rêve, parce que les recherches au pays de Galles le poussaient à porter son choix sur elle. Il aurait aussi ardemment courtisé Columbanus s’il avait survécu pour évincer le prieur.
Le cortège s’ébranla cérémonieusement, sous les regards de la moitié des villageois qui soupireraient de soulagement quand ils seraient loin. Le père Huw bénit les hôtes sur le départ. Peredur avait très probablement traversé la rivière pour porter la bonne parole au bailli – geste qui méritait d’être mis à son crédit. Les vrais pécheurs sont légion, mais les vrais pénitents sont rares. Peredur avait fait quelque chose d’horrible, mais il restait sympathique. Cadfael n’avait guère d’inquiétude pour son avenir, une fois qu’il aurait oublié Sioned. Elle n’était pas la seule fille au monde, après tout. Peu la valaient, mais certaines ne venaient pas loin derrière.
Cadfael s’installa confortablement et secoua la bride pour indiquer à la mule qu’elle pouvait l’emmener où elle voulait. Il piqua doucement du nez, sans dormir vraiment. Il avait conscience des jeux d’ombre et de lumière sous les arbres, de la fraîcheur de l’air, du mouvement de la mule, et de quelque chose d’achevé. Enfin presque, car c’était seulement la première étape du voyage du retour.
Il se secoua quand ils parvinrent à la crête dominant la rivière et la vallée. Il n’y avait pas d’attelage à présent, les labours étaient terminés et même le défrichage des terres nouvelles. Il tourna la tête à droite, vers les hautes terres boisées et il attendit que la vue se dégageât entre les arbres. Ce fut bref ; une étroite bande herbeuse escaladait une crête peu escarpée au-delà des arbres qui se dressaient sombres et drus. Ils s’étaient rassemblés nombreux sur ce monticule, presque tous les proches de Sioned étaient là, anonymes pour qui les aurait moins bien connus. Une épaisse chevelure noire tout contre des cheveux blonds, le bandage vacillant de Cai comme un chapeau de travers au soleil de midi, des cheveux châtain clair mêlés à une tignasse rousse qui évoquait la tonsure, un peu négligée, de John. Le barde Padrig, apparemment, n’avait pas repris la route. Tous lui faisaient signe en souriant et Cadfael leur rendit leur salut avec enthousiasme. Puis la procession traversa l’étroite clairière et ils disparurent dans les bois.
Satisfait, Cadfael s’abandonna à sa selle et s’endormit.
Cette nuit, ils firent halte à Penmachmo dans l’église qui offrit l’hospitalité aux voyageurs. Cadfael, sans demander la permission, se retira dès qu’il eut fini de s’occuper de la mule, pour rattraper son manque de sommeil, dans le grenier au-dessus des écuries. C’est un Jérôme tout excité qui le réveilla à minuit passé.
— Mon frère, c’est merveilleux ! bêlait-il, extatique. Un voyageur est arrivé souffrant beaucoup d’une maladie pernicieuse et il criait si fort qu’il nous a tous privés de sommeil à l’auberge. Le prieur a fait une décoction de quelques pétales pris dans la chapelle qu’il a mélangés à de l’eau bénite. Il l’a donnée à ce malheureux que nous avons après emmené dans le choeur baiser le pied du reliquaire. Aussitôt la douleur a disparu et avant que nous l’eûmes remis au lit, il s’est rendormi. Il ne sent rien et dort comme un enfant ! Mon frère, nous sommes les instruments de la grâce !
— Pourquoi vous en étonner ainsi ? le rabroua sévèrement Cadfael.
Repartie où entraient pour moitié de la malice, car Jérôme l’avait réveillé, et aussi une réaction de défense, car il était bien plus surpris qu’il ne voulait se l’avouer.
— Si vous aviez foi en ce que nous avons ramené de Gwytherin, ajouta-t-il, ça ne devrait pas vous surprendre qu’elle fasse des miracles en route.
« Moi aussi je devrais être stupéfait, reconnut-il honnêtement après que Jérôme l’eut quitté pour chercher un auditoire plus compréhensif. Je crois vraiment que je commence à comprendre la nature des miracles ! S’agirait-il d’un miracle si la raison s’en mêlait ? Ils n’ont rien à voir avec elle, ils s’y opposent, ils la renversent, se jouent d’elle, ils apparaissent soudain parmi les hommes, et ils sauvent qui ils veulent. S’ils avaient un sens, il ne s’agirait plus de miracles. » Cette pensée le réconforta, et il se rendormit avec le sentiment que tout était pour le mieux dans un monde qu’il avait toujours connu étrange et cruel.
Une traînée de miracles peu significatifs et parfois dérisoires les suivit jusqu’à Shrewsbury. Combien avaient vraiment eu besoin des béquilles qu’ils jetaient, et même chez ceux qui étaient sincères, combien en auraient de nouveau besoin d’ici peu ? Pour combien de ceux dont l’élocution était difficile, était-ce un problème de volonté et non un défaut de constitution ? Difficile de dire combien avaient les jambes solides mais la volonté déficiente. Sans parler des amateurs de sensations fortes qui se mettaient un bandeau sur l’oeil ou devenaient paralytiques pour suivre le dernier culte à la mode. Tout cela expliquait la réputation qui non seulement les suivait mais les précédait ainsi que les dons et legs de croyants admiratifs à l’abbaye dans l’espoir de voir Winifred, reconnaissante, intercéder pour eux par ses prières.
Quand ils atteignirent les faubourgs de Shrewsbury, des foules s’assemblèrent pour les accueillir et les accompagner jusqu’à l’église limitrophe de Saint-Gilles où le reliquaire attendrait le grand jour de sa translation à l’église abbatiale. L’événement ne pourrait guère avoir lieu sans la présence de l’évêque, et sans que toutes les églises, les monastères et les couvents en fussent avertis, pour qu’il soit encore plus glorieux. Cadfael constata sans surprise que ce jour-là le ciel était maussade, parcouru de rafales de pluie, ce qui permit un autre petit miracle. Il pleuvait à verse sur la campagne environnante, mais pas une goutte ne tomba sur la procession qui amenait Winifred à l’autel de l’église abbatiale où elle reposerait enfin ; ceux qui attendaient un miracle s’y rassemblèrent en grand nombre et s’en allèrent satisfaits pour la plupart.
En plein chapitre le prieur rendit compte de sa mission à l’abbé.
— Père, à mon grand regret, quatre d’entre nous seulement sont rentrés alors que nous étions partis à six. Et nous rentrons sans gloire ni honte pour notre maison, mais nous avons rapporté ce que nous étions venus chercher.
Il se trompait sur tous les points essentiels, mais comme il était probable que personne n’irait le lui dire, ce n’était pas grave. Cadfael se laissa aller à sommeiller derrière son pilier, tandis qu’on faisait l’éloge de Columbanus ; on l’aurait bien béatifié, si on n’avait supposé ses reliques à jamais disparues, à l’exception de ses vêtements. Se désintéressant de ces propos dévots, Cadfael se félicita d’avoir fait le bonheur du plus grand nombre, et somnola en revoyant une lame chauffée au rouge, qui traversait la cire épaisse d’un sceau sans y laisser de trace. Ça faisait longtemps qu’il n’avait pas exercé ses petits talents ; il fut content de voir qu’il n’en avait oublié aucun et qu’il pouvait les utiliser à des fins louables.